Journée d’audience au tribunal du cheikh.
Pour trancher leurs litiges, les habitants de Haute-Egypte ont parfois recours à la justice coutumière. A Gourna, c’est le cheikh El-Tayeb qui officie. Fenêtre sur cour.
Photo ci-dessus : Le cheikh Mohammed El-Tayeb pendant une audience.
Sitôt la prière du vendredi finie, une file se forme. Des hommes, des femmes mais aussi des enfants se rangent devant la cour du cheikh El- Tayeb. “Grand-papa, n’oubliez pas de prier pour moi. Mes examens approchent”, s’inquiète une jeune fille en se présentant face au cheikh. Avec un sourire bienveillant, Mohammed El- Tayeb reçoit demandes et prodigue conseils, attentif et patient. Le défilé se poursuit. Vient un homme qui se plaint du comportement de son fils. L’enfant serait selon lui trop peu enclin aux études. Il cherche conseil. “À l’adolescence, il te faut être plutôt son ami que son père”, admoneste le cheikh. “Souvienstoi comme tu étais à son âge !”
Double casquette
Ici, dans la Sahet El-Cheikh, une bâtisse annexe à la mosquée, les gens défilent pour consulter leur “père, oncle, grand-père, cheikh…” A chacun sa manière de nommerMohammed El- Tayeb. Les uns viennent voir l’homme de religion, d’autres demandent le secours du chef du conseil municipal. Car le cheikh a de nombreuses casquettes. “Il possède tous les attributs d’un chef : le respect, le pouvoir et l’argent”, juge Mahmoud, un habitant de Louxor. Avant lui, son grand-père, son père remplirent ce rôle d’autorité locale.Mais avecMohammed El-Tayeb, la charge est passée d’un ordre purement coutumier à un registre plus officiel quand, membre éminent du PND, le parti au pouvoir, il est devenu chef du conseilmunicipal. Des postes qui lui permettent de traiter des affaires plus importantes. Lors de la crise du pain ou, plus récemment, quand les chauffeurs de transports collectifs ont voulu augmenter leurs tarifs, il s’est posé en intercesseur. “Être à la fois homme politique et homme de religion n’est pas contradictoire tant que l’on s’en sert pour aider les gens", assure le cheikh. Un nouveau requérant l’interrompt. Ali a besoin d’un traitement médical gratuit : “Viens demain me voir au bureau avec les papiers nécessaires”.
Tous types de litiges
Mohammed El-Tayeb règne aussi sur la grande salle attenante à Sahet elcheikh, le Magles El-’Arab, cour traditionnelle que beaucoup d’habitants de la Haute-Egypte préfèrent à la justice officielle. Des différends familiaux aux arnaques en tous genres, le Magles règle tous types de litiges. Sous les ventilateurs, une brochette de citoyens assis sur des bancs fait face à un trio de notables. Le plus âgé, le cheikh Fathy, est au milieu, la tête enturbannée et lui-même entouré de deux conseillers. Ce sont les assistants du cheikh El-Tayeb : ils devront lors de cette séance trancher les conflits. Sinon, ce sera au cheikh d’intervenir en dernier recours. Face aux trois arbitres, un vieil homme se tient debout. Avec chagrin et espérance, il plaide la cause de sa fille : jeune mariée, elle veut avoir une maison indépendante car elle “ne peut plus supporter de vivre avec la famille de son mari, surtout que ce dernier ne lui accorde pas assez d’attention, ni à elle, ni à leur fils.”
“Être à la fois homme politique et homme de religion n’est pas contradictoire”
En réponse à une question du cheikh Fathy, le père précise que son gendre ”n’assume plus les dépenses de sa femme et de leur bébé”. De son côté, le mari met en avant le fait qu’il n’a “pas les moyens d’avoir une autre maison”. Tout au long de l’audience, les trois magistrats écoutent attentivement, n’interviennent qu’en vue de plus d’éclaircissements et de détails, et refusent sévèrement toute interruption de la partie adverse. L’ordre est garanti, chacun parle à son tour. Après avoir écouté, analysé et révisé les preuves de chacun, le verdict tombe : “La fille reste chez son mari, à condition qu’il s’occupe bien d’elle et de leur bébé, et que la jeune femme reste indépendante de ses beaux-parents.” Père et gendre promettent de l’appliquer. Si le mari ne tient pas sa parole, le père pourra toujours revenir exposer le problème devant le Magles. Pour cette fois, les juges n’ont pas eu besoin de recourir à Mohammed El- Tayeb, déjà très occupé par des visites dans l’autre salle.
“J’ai déjà jugé une musulmane qui avait pris l’argent d’un chrétien”
Le fait que le cheikh soit musulman n’empêche pas les chrétiens de venir le consulter. “J’ai déjà jugé une musulmane qui avait pris l’argent d’un chrétien”, se souvient Mohammed El- Tayeb. Parfois, même des étrangers ont recours à ses lumières. Et le cheikh de raconter l’histoire de cet Egyptien et de cet Allemand qui avaientmonté un projet commun qui s’est finalement soldé par un différend financier. Faute de détenir les papiers officiels, et après avoir été éconduit par la police touristique, l’étranger s’est tourné vers le Magles El-’Arab. Il a finalement pu récupérer l’argent qui lui était dû. Si le cheikh jouit d’une réelle popularité, son autorité n’est toutefois pas incontestée. “Je respectais son père. Mais lui, il a tout perdu depuis qu’il a accédé au pouvoir officiel”, lâche Ahmad, habitant de Gourna.
Fatma Ahmad Kamel et Mavie Maher - Le Calame - Juin 2008.
Ajouter un commentaire